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Et si Internet craquait…

Le système de messagerie d’une usine nucléaire se dérègle deux heures durant dans l’Ohio (Etats-Unis). A Melbourne, une gare ferroviaire est bloquée pendant une semaine. A Stockholm, deux malades sont obligés de changer d’hôpital au dernier moment parce que le générateur de rayons infrarouges a été mis hors d’état par un virus. A Paris, des milliers de coups de fil aboutissent (par erreur) chez les pompiers… Tel n’est pas le scénario du dernier roman catastrophe de Tom Clancy, mais la série d’incidents bien réels qui ont eu lieu ces dix derniers mois, tous dus à des défaillances d’Internet. De plus en plus graves! Les appels redirigés automatiquement vers le 18 (pompiers), c’était le 19 avril pour 20 000 abonnés à Free: durant deux heures, la petite boîte qui, à domicile, permet de téléphoner sur Internet s’était tout simplement trompée de destinataires…

Ainsi, ce réseau mondial qui actuellement sert à tout (envoi de mails, participation à des forums, achats, gestion de comptes bancaires et même téléphone en ligne), cette Toile qui désormais fait partie de la vie quotidienne présenterait de sérieuses faiblesses. Le scientifique Hannu Kari est inquiet. Il prédit la fin pure et simple d’Internet (voir l’encadré). Ce chercheur finlandais, professeur à la Helsinki University of Technology, n’est pas un farfelu; il est reconnu par ses pairs pour avoir participé à la mise au point du GPRS, une technologie d’accès au Réseau à partir d’un téléphone portable. «Dans cinq ans, ou bien Internet aura explosé, ou bien il n’existera plus sous sa forme actuelle», expliquait déjà Kari en 2001. Interrogé aujourd’hui par L’Express, il n’en démord pas, arguant qu’ «un système bondé, mal conçu et pas sûr» est voué à disparaître. Le Réseau est-il en train de craquer?

Les exemples pleuvent qui lui donnent raison. Spams à la pelle, virus assassins, phishing – des personnes récupèrent votre numéro de carte bancaire en ligne – pages Web qui refusent de s’afficher parce que trop visitées. «Les systèmes de messagerie actuels sont en grand danger. J’ai bien peur que nous ne soyons obligés de repenser les normes sur lesquelles nous nous sommes appuyés jusqu’à présent», explique Mikko Hypönen, responsable technique de l’entreprise de sécurité F-Secure. Auteur d’un article prospectif au titre on ne peut plus clair – «Les pires cauchemars finissent par arriver» – le responsable technique Roelof Temmingh tire la sonnette d’alarme et pointe l’extrême fragilité d’un réseau «construit sur du vent». «Une attaque dévastatrice se produira dans les dix prochaines années», pronostiquent de leur côté les experts du Web Esther Dyson, Bob Metcalfe, Howard Rheingold, Simson Garfinkel ou encore David Weinberger, dans une tribune commune publiée au printemps 2004.

Le résultat d’un compromis
Si Internet vacille, c’est simplement qu’à sa naissance il n’avait pas été conçu pour les fonctions qu’il remplit aujourd’hui. C’est en 1962, en pleine guerre froide, que le département américain de la Défense décida de se doter d’un système de communication qui permette la transmission d’informations, y compris en cas d’attaque nucléaire. L’idée retenue fut celle de l’US Defense Department’s Advanced Research Projects Agency (Arpa). Un message échangé entre deux ordinateurs serait divisé en plusieurs paquets; chacun d’eux portant un numéro et une adresse de destination peut voyager par un itinéraire différent, et arriver dans n’importe quel ordre. A l’arrivée, ils sont regroupés afin de reconstituer le message d’origine. La sécurité paraît alors quasi totale, puisque seul le destinataire peut assurer cette reconstitution. De surcroît, si un paquet manque, l’ordinateur de destination le redemandera, et celui-ci suivra un autre chemin.

Cette volonté de se passer de structure centralisée s’avère concluante, et, en 1970, l’université Stanford et celles de Los Angeles, de Santa Barbara et de Salt Lake City sont reliées; elles sont rejointes en 1982 par plus de 40 facultés. Un destin quasi inespéré pour un projet qui devait rester «confidentiel défense». Mais sa croissance s’est justement révélée trop rapide pour un système qui n’est que le résultat d’un compromis. Donc imparfait. S’il a séduit par sa simplicité, le protocole TCP n’est pas le plus pertinent. «Il n’avait absolument pas été conçu en vue d’une utilisation planétaire», se souvient un acteur de l’époque, rien n’avait été imaginé pour ceux qui écriraient en hébreu, en cyrillique ou en chinois…

150 000 virus en circulation
Plus dangereux, en multipliant les chemins d’accès, le protocole retenu augmente considérablement le nombre de nœuds de connexion, qui sont autant de portes défaillantes. «Comme tous les nouveaux systèmes, il a des côtés qui ne sont pas aussi robustes et efficaces que nous le voulions», reconnaissait Jon Postel, architecte du Réseau à la fin des années 1970 (1). Un des pionniers, Paul Baran, estimait qu’ «un réseau destiné à survivre pouvait être construit si on utilisait des chemins d’information moins fiables (donc moins chers), mais multiples et parallèles», explique Jacques Vallée, un entrepreneur français installé dans la Silicon Valley qui a participé à la création d’Internet il y a trente ans (2). «Conduire simultanément développement de nouvelles fonctionnalités et déploiement vers le grand public a nécessité de faire des compromis. C’est la rançon du succès», rappelle Jean-François Abramatic. Aujourd’hui chez Ilog, ce docteur ès sciences a, durant cinq ans, présidé l’organisme de standardisation du Web, W3C (World Wide Web Consortium).

Cette fragilité est d’autant plus préoccupante qu’avec les années sont survenues des attaques malveillantes. La plus répandue est celle des virus, de petits programmes qui s’invitent sur les ordinateurs pour en altérer le fonctionnement. Le premier est apparu en 1983; depuis ils pullulent: un millier en 1991, dix fois plus en 1997, 33 000 en 1999 et plus de 150 000 aujourd’hui. Au grand dam des victimes, qui rafistolent comme elles peuvent le Réseau avec des patchs… Mais ces pansements ne soignent rien en profondeur, car le crime s’est professionnalisé: on est passé de jeunes internautes – Chen Ing-hau avait 24 ans quand il a été arrêté, en avril 1999, pour avoir mis au point le virus Tchernobyl – à des adultes expérimentés. Le presque quadragénaire marocain Saad «Jay» Echouafni, patron d’une entreprise de communication par satellite, est recherché depuis 2002 par la justice américaine pour avoir, avec quelques lignes de code, plombé à jamais le système informatique de ses concurrents. Un rapport du gouvernement américain chiffre à 250 000 par an le nombre de ces attaques «professionnelles» (3).

Si les virus sont difficiles à repérer, les spams, eux, sont quasi impossibles à contrer. Ces messages à caractère publicitaire (Viagra, voyages, etc.) qui arrivent de façon inopinée sur la messagerie représentent aujourd’hui près de 7 courriers électroniques sur 10… Certes, l’internaute moyen n’en ouvre qu’une infime minorité, 1 sur 200 000. Mais comme l’envoi sauvage de ces messages ne coûte rien à leur expéditeur – quelques clics suffisent pour en acheminer des millions – l’affaire est très rentable. Les escrocs vont jusqu’à installer des ordinateurs par batteries de 20 – une seule machine est capable d’envoyer 7 000 spams à l’heure. Devenu milliardaire en moins de cinq ans, l’Américain Jeremy Jaynes, qui a été condamné en avril dernier à neuf ans de prison, en envoyait plus de 10 millions par jour…

Car, les spams le montrent bien, le danger principal reste la pollution du Réseau. Le Web, qui, au départ, ne permettait l’envoi que de quelques lignes de texte, sert aujourd’hui à télécharger des encyclopédies, mais aussi des chansons ou encore des dizaines d’heures de vidéo. Est-il adapté à ces usages? «La plupart des transmissions de données tolèrent des interruptions de quelques secondes. Ce qui n’est pas le cas des signaux vidéo dans l’univers de la production, qui, eux, doivent être disponibles sur-le-champ», explique-t-on à l’European Broadcasting Union. Voilà pourquoi l’image, à l’écran, n’est pas toujours très nette… Attention à la surchauffe! En juin, plusieurs milliers d’étudiants de l’université du Mississippi ont souffert, pendant la période des examens, de deux heures d’attente sur une page bloquée… juste au moment de saisir leurs résultats. Les serveurs étaient saturés. Le Réseau n’est pas, ou plus, au point. Que dirait-on d’une télévision dont l’image ne s’afficherait pas si trop de téléspectateurs regardaient le même film en même temps?

Se dessinent alors les limites d’Internet: il est facile d’envoyer un message, mais pas de le refuser. Les boîtes aux lettres deviennent de véritables poubelles. Résultat: l’e-mail, dans sa forme actuelle, est menacé. «Il est voué à disparaître», note sans ambages Ihor Lys, cofondateur de la firme technologique Color Kinetics…

Et si Internet craquait? Ce serait d’abord le vide! (Le nombre d’e-mails envoyés – plus de 100 millions chaque jour – double chaque année.) Mais, surtout, une telle disparition entraînerait une sensation pathologique de manque. La très sérieuse faculté de médecine de Harvard s’en inquiète. Il existe aujourd’hui plus de 10 millions d’internautes dépendants. Ces malades d’un nouveau type se distinguent par une fatigue chronique, des maux de main – le syndrome du canal carpien – des paupières asséchées, des migraines et des courbatures. Cela a même des effets sur l’équilibre, avec des repas irréguliers, une mauvaise hygiène personnelle, des insomnies et des changements dans le cycle du sommeil… Mais cela devient pire encore en cas de rupture avec le Réseau: ces dépendants font preuve d’irritabilité, de paranoïa, de dépression, de phobies, et même de somatisation! A la tête d’Icas (Internet/Computer Addiction Services), basé à Redmond, aux Etats-Unis, les chercheurs Hilarie Cash et Jay Parker pistent, à force de questionnaires, ces malades d’un nouveau genre. Pour eux, «beaucoup recherchent le sentiment de bien-être et d’euphorie à naviguer sur Internet, ce qui se traduit par un manque de temps pour la famille et les amis». Même constat au Military Region Central Hospital à Pékin, où des patients paient 48 dollars par jour pour essayer de ne plus toucher à un clavier…

Parmi les usages plébiscités, la Bourse en ligne, le jeu – aussi bien les combats en réseau que le casino en ligne, qui a pris le pas sur le casino réel depuis deux ans – ou encore les sites de rencontres sur Internet. Pourtant, même chez les personnes qui n’en ont qu’une utilisation occasionnelle, Internet a fait naître de nouveaux comportements. L’ «infosnack», par exemple, où, rapporte le fournisseur d’accès AOL, l’abonné passe son temps à picorer en ligne, ici pour envoyer un e-mail, là pour observer le dernier cours de Bourse, là encore pour consulter une info envoyée par une amie. Le rapport au temps est modifié. Tout comme celui aux autres: la participation à des chats, comme la création de blogs – 50 millions en 2006, selon le Blog Herald – affirmant un soi virtuel.

580 milliards de dollars de ventes en ligne
Le portefeuille aussi en prendrait un coup. Car Internet a modifié en profondeur notre manière d’acheter les choses. Pour le pire et le meilleur. S’il a, un temps, imposé la culture du gratuit – chansons, livres, DVD – il a surtout permis au consommateur d’être plus exigeant. Le Réseau a apporté son lot de transparence. Les comparateurs de prix en temps réel étaient tout simplement inimaginables il y a dix ans. Aujourd’hui, Kelkoo permet de comparer, en un coup d’œil les prix de plus de 35 tour-opérateurs qui proposent la même semaine de vacances à Dakar. Le voyage en ligne offre une économie de plus de 15%, selon les spécialistes. Les entreprises, aussi, tirent leur épingle du jeu. La société Freemarkets, créée en 1999, revendique avoir généré pour ses clients plus de 8 milliards de dollars d’économies grâce aux enchères inversées. Devra-t-on un jour retourner au système classique d’appels d’offres?

Pour certains, la mort d’Internet signerait carrément la perte de leur emploi! Aux Etats-Unis, pas moins de 430 000 internautes vivent exclusivement de l’achat et de la revente de biens sur le site d’enchères électroniques eBay. Un vrai job! Pas sûr qu’ils aient envie de se reconvertir dans les brocantes… Des pans entiers de l’économie disparaîtraient en fumée, comme les architectes du Réseau, tels Cisco, Nortel, Juniper ou encore Huawei, qui déploient des tuyaux et les raccordent entre eux. Le premier, Cisco, compte 37 500 salariés et affiche une capitalisation boursière de 120 milliards de dollars, soit plus de deux fois et demie celle de Disney. Touchés coulés, également, les fabricants de magnétoscopes numériques – Sagem ne fabrique-t-elle pas ces boîtes qui permettent un accès à la fois à Internet et à la téléphonie? Ecran noir aussi pour les fournisseurs d’accès. Au total, plus de 45 000 portails de commerce électronique y laisseraient leur existence dans un désastre, dont l’e-krach de 2000 n’était qu’un petit avant-goût. Dégonflant l’énorme ballon de baudruche – plus de 580 milliards de dollars de ventes cumulées depuis 1998, selon The Internet Indicators – des ventes en ligne. Le Nasdaq perdrait un quart de son poids, et le nouveau marché, à Paris, un tiers.

Une nouvelle version d’ici à deux ans
Plus encore que la perte de ces activités, l’industrie devrait déplorer quelques gains de productivité très précieux. Significatif retour en arrière! Aux Etats-Unis, la croissance de la productivité est passée de 1,5%, entre 1990 et 1995, à 2,4%, entre 1995 et 2000, grâce aux technologies de l’information. Ce gain a même atteint 20% en cas de totale réorganisation de l’entreprise. Sur la seule année 2001, l’utilisation d’Internet a permis aux entreprises de France, de Grande-Bretagne et d’Allemagne d’économiser pas moins de 8 milliards d’euros.

Car c’est au jour le jour que l’utilité du Web se fait le plus sentir: moins de papier signifie moins de manipulation, et donc un sérieux gain de temps. Chez Cisco, la saisie des notes de frais se fait directement sur Intranet – 1 entreprise sur 2 est équipée de ce réseau interne dans le monde – et les coups de téléphone passent par la Toile, ce qui rend la conversation gratuite, et les appareils intelligents (enregistrements des numéros, messages envoyés directement par Texto…).

Regardé au départ avec frilosité, Internet a transformé jusqu’à l’apparence des entreprises. Qui s’étonne aujourd’hui que Budget Telecom, un opérateur de 22 personnes et dont le chiffre d’affaires en 2005 devrait s’élever à 15 millions d’euros, se passe totalement d’enseignes physiques? Tout comme Axa Bank, de guichets pour recruter et servir ses clients? Aujourd’hui, 7 entreprises sur 10 passent leurs opérations bancaires en ligne, ainsi que leurs commandes auprès de leurs fournisseurs.

Plus qu’un astucieux intermédiaire, Internet s’est imposé au cœur de la stratégie des entreprises. Certaines ont commencé par basculer toute leur documentation en ligne: cela a permis d’économiser de la place. Or, de plus en plus, les mêmes inscrivent sur le réseau interne des informations toujours plus cruciales, comme la gestion des stocks, des études de marché, les réservations des clients ou encore les objectifs face aux concurrents. Internet devient donc le nouveau centre névralgique de l’entreprise, abritant sa plus grosse valeur, l’information. Que se passerait-il en cas de faillite?

Le risque d’une telle panne donne des sueurs froides aux professionnels. Réunis au sein de l’IETF (Internet Engineering Task Force), les pros du Réseau se sont penchés sur ces défauts de naissance et ont, avec IPv6 (Internet protocole version 6), projeté les bases d’une nouvelle version d’ici à deux ans. «Le principal avantage d’IPv6 sur IPv4 (la version actuelle) consiste à permettre la connexion d’un bien plus grand nombre d’équipements à un réseau, en augmentant le nombre d’adresses», explique Mike Shappel, chef de produit chez Microsoft.

Mais il s’agit là, tout au plus, d’un lifting, pas d’un changement en profondeur. «On ne fait que recoller les morceaux, alors qu’il faudrait tout changer et redistribuer les cartes», explique un analyste, en élaborant la possible naissance à terme d’un Internet parallèle, payant. Certes, pour l’instant, Internet est protégé d’une explosion retentissante par sa structure. «C’est un peu comme le cerveau humain: il faudrait couper beaucoup de neurones pour que ça ne fonctionne plus du tout», tempère Philippe Courtot, de la firme de sécurité Qualys, qui, lui, parie sur un Internet mobile sécurisé. Il n’empêche. Alors qu’une Net économie de plus de 10 milliards de dollars repose sur des réseaux qui datent des années 1970, il convient de s’interroger sérieusement sur leur fiabilité.

(1) Cité dans 20 Years-One Standard: The Story of TCP/IP, par Jonathan B. Spira.
(2) Au cœur d’Internet. Un pionnier français du réseau examine son histoire et s’interroge sur l’avenir, par Jacques Vallée (éd. Balland).
(3) La Criminalité sur Internet (Que sais-je?, PUF).

Source : L’express

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