Le père Jacques Levrat : «Tant que nous restons limités à nos petits univers,

Le Matin : Dans votre essai, «La force du dialogue », vous tentez, par des approches diverses : sociologique, psychologique, pédagogique, linguistique, religieuse… de cerner la pratique du dialogue. Comment définir le dialogue ?

Jacques Levrat : Rencontrer l’Autre, l’accueillir, c’est d’abord l’écouter. L’écouter longuement, écouter sa différence tout en acceptant de ne pas tout savoir de lui. Ecouter en étant désireux de l’accueillir avec ses richesses et de comprendre ce qui donne sens à sa vie.

Ecouter et aussi interroger, non comme un juge, mais comme un amoureux qui désire mieux connaître, mieux comprendre le secret de l’Autre, ce qui est au cœur de sa vie et lui donne sens… L’écoute et le questionnement sont une condition du dialogue, son moment le plus important.

Jésus a parlé avec à ses contemporains et les a enseignés, mais seulement après de longues années de silence, d’écoute, de questionnements. Et de ce long silence une parole a jailli ‘avec douceur et respect’.

L’écoute, l’accueil de la parole de l’Autre, et donc de l’Autre lui-même, permettent à un dialogue vrai de s’engager… Chacun, alors, peut livrer le meilleur de ses convictions. Le dialogue devient partage, il peut porter des fruits. Il m’a fallu de nombreuses années pour franchir ces diverses étapes, pour essayer d’accueillir l’Autre gratuitement, comme un don de Dieu. Spontanément, je partais de moi, de ma foi chrétienne, de mon expérience humaine, et spirituelle, pour rejoindre l’Autre, et tenter de l’accueillir, avec le maximum de bonne volonté.

Vous ne cessez d’appeler à un dialogue interreligieux. Quel peut être son rôle dans la refonte d’une société où l’on assiste à toutes les contradictions et à la naissance de la violence et du terrorisme?

Le dialogue interreligieux, vécu comme une relation, et non comme une fusion, ne conduit pas à un quelconque syncrétisme fade. Au contraire, assumer la différence renvoie le chrétien que je suis au cœur de sa foi, au cœur du mystère divin, à un Dieu qui vit au plus intime de Lui-même la kénose.

D’un Dieu qui ne s’approprie rien, qui est tout entier accueil et don, dans sa vie interpersonnelle, comme dans sa relation au créé. Ou, selon la belle formule de Maurice Zundel, “ la Trinité, c’est la pauvreté de Dieu”. L’unité, en Dieu, est unité d’un Vivant, elle est dans la relation, l’échange incessant, la communion, l’amour. Il en est de même de l’unité, et de la vie, du genre humain. Nous avons été créés, à l’image de Dieu, pour nous accueillir les uns les autres, nous enrichir de nos différences et apprendre à nous aimer… Le dialogue nous permet de nous connaître, de nous estimer, de nous respecter, et, également, de nous enrichir les uns par les autres. Il nous fait entrer, progressivement, dans un monde fraternel et relationnel, un monde vivant à l’image de Dieu Lui-même…

Vous montrez ainsi la fonction essentielle du dialogue dans le développement des personnes et des sociétés, ainsi que son rôle-clé dans un monde moderne qui ne peut échapper au pluralisme des cultures, des civilisations, des religions. …

L’écoute, le questionnement ne dispensent pas d’une approche plus intellectuelle, plus abstraite de l’Autre, de sa culture, de sa religion. Nous sommes, tous, héritiers d’une culture, de ses richesses certes, mais aussi de ses limites, de ses routines sociales, de ses préjugés, souvent fruits de manipulations politiques. Notre connaissance des autres traditions religieuses est, généralement, partielle, partiale – voire même simpliste et caricaturale. Notre bagage intellectuel en ce domaine se limite, parfois, à quelques stéréotypes, quelques clichés… C’est pourquoi le travail intellectuel – selon les dons de chacun – est indispensable pour connaître la tradition de l’Autre et en découvrir les richesses.

Ce travail permet, aussi, de purger notre mémoire et notre imaginaire de ce qui les encombre, de ce qui pollue, et fait écran, de ce qui nous empêche, de porter un regard serein sur l’Autre. Cela a été bien exprimé, du point de vue musulman, par un penseur tunisien contemporain, Abdelmajid Charfi, qui a écrit : “ Les Musulmans ne pourront rentrer dans la paix, dans la construction d’un monde fraternel, s’ils ne relisent pas leur histoire ”, réflexion valable pour toute société… Le travail intellectuel nous libère de nos a priori, de nos idées toutes faites. Idées qui parfois se structurent en système clos, en idéologie, et sont très proches des «idoles».

Dimension indispensable du dialogue, le travail intellectuel est un chemin de réalisme, d’objectivité et de vérité. Il permet de renouveler notre regard sur les autres et de mieux connaître notre propre histoire. Mais aussi, dans un second temps, il nous demande de relire nos propres Ecritures et nos Traditions religieuses, avec un regard plus ouvert, nous permettant d’en découvrir de nouvelles dimensions, de nouvelles richesses, de nouvelles exigences. C’est là, incontestablement, un très beau fruit du dialogue.

Certaines personnes pensent que le dialogue n’est pas possible du fait de «décalages culturels» ou «décalages historiques», ou bien encore de situation de domination de type politique, ou d’exploitation économique, ou encore de statut social (apartheid, relation homme-femme, par exemple). Qu’en dites-vous ?

Il est certain que ces divers facteurs pèsent très lourd dans les relations humaines, ils interviennent donc dans le dialogue et peuvent même le perturber gravement. Il importe d’en être conscient, mais ce n’est pas une raison pour y renoncer !

En effet, si l’on entre dans la logique de la domination et si l’on intègre cette dimension, on risque d’en prendre son parti, passivement. On peut, encore dans cette même logique, se situer en victime, et faire des autres les seuls responsables de nos malheurs. Alors que, choisir la voie du dialogue c’est sortir de cette logique, vouloir se mettre debout et se faire respecter. C’est refuser les oppressions physiques et psychologiques que la société tente d’imposer… Gandhi face aux colonisateurs de l’Inde, Martin Luther King à Atlanta, Nelson Mandela en Afrique du Sud, et bien d’autres, inconnus pour la plupart, ont choisi cette voie là. C’est la logique des droits de l’Homme, d’un Homme qui compte non pour ce qu’il possède, d’avoir, de savoir ou de pouvoir, mais pour ce qu’il est. D’un Homme qui s’affirme, tout en reconnaissant et assumant ses limites. Dialoguer, c’est tenter de se situer à ce niveau de réciprocité, dans un face-à-face d’Homme à Homme, d’égale dignité ; dans une confrontation qui permet à chacun de donner et de recevoir, et, ainsi de grandir en humanité.

Le dialogue ne dispense pas du combat pour la justice et pour le respect de chaque personne. Il ne supprime pas les décalages divers et les oppressions hérités de l’Histoire. Cependant, il permet de les relativiser, un peu… et aussi de les réduire – même si c’est très lentement – par les relations qu’il contribue à mettre en place.

Quelles expériences avez-vous acquis au cours de vos 35 ans au Maroc ?

Je retiendrai trois expériences qui m’ont plus profondément marqué. Les deux premières expériences ont un caractère plutôt culturel et la troisième un caractère proprement religieux. Il s’agit en premier de la bibliothèque de La Source à Rabat. En effet, durant l’époque coloniale, des chrétiens étrangers résidant au Maroc ont désiré connaître le Maroc, son histoire, ses langues, ses traditions sociales et religieuses… Ainsi, dans le cadre de la communauté chrétienne, s’était constituée, à Rabat, une bibliothèque de qualité permettant de mieux comprendre la richesse de la personnalité marocaine et sa foi. Avec l’Indépendance du pays, les chrétiens qui étaient les premiers utilisateurs de ce fonds documentaire ont, progressivement, quitté le Maroc. La bibliothèque était restée là, mais pratiquement en sommeil… En 1980, en accord avec l’Eglise, et avec l’aide de quelques amis, j’ai décidé de mettre cette bibliothèque à la disposition des chercheurs marocains. Cette initiative a été bien comprise, et appréciée par la communauté scientifique; les lecteurs sont venus nombreux, de toutes les villes du pays. Ils ont compris que La Source ne se situait pas comme un centre culturel étranger qui veut faire connaître sa langue et sa culture, mais qu’elle se veut solidaire d’un pays qui cherche à mieux connaître son histoire, sa société, sa propre culture pour pouvoir mieux vivre son présent et maîtriser son avenir… Pour gérer cette bibliothèque, nous avons reçu des aides extérieures, mais également beaucoup de dons de livres, et de thèses, apportés par des lecteurs, amis, qui nous ont aussi rendus de multiples services. De même nous avons eu l’occasion d’échanger de nombreux ouvrages et de coopérer de diverses manières avec des universités et institutions, marocaines et étrangères.

Après quelques années, La Source est devenue une des meilleures bibliothèques spécialisées sur le Maroc, un lieu important de la recherche scientifique sur ce pays Et aussi, malgré nos limites, un lieu de rencontres naturelles et vraies entre chrétiens et musulmans, un lieu d’échanges fraternels. Signe sensible que, chrétiens et musulmans, nous pouvons travailler ensemble, apprendre ainsi à nous connaître, à nous respecter, et tisser des liens d’amitié, construire un climat de paix et de fraternité . La seconde, on reviendra plus tard, est le Complexe culturel de Beni Mellal et la troisième et le Groupe de recherche Islamo-Chrétien (GRIC). En effet, depuis 25 ans je fais partie de ce groupe de recherche. L’équipe de Rabat est en lien avec d’autres équipes basées à Tunis, Paris, Bruxelles, mais aussi, plus épisodiquement, Alger, Dakar, Beyrouth, Le Caire… Nous avons déjà publié quatre livres, un cinquième est en chantier. Ces livres sont écrits en commun par des chrétiens et des musulmans. Notre choix est de travailler avec la rigueur des méthodes scientifiques modernes. Nous faisons effort, en particulier, pour écouter longuement l’autre, pour l’accueillir et l’accepter tel qu’il est et se veut être. Ainsi, peu à peu, notre regard sur l’autre se purifie, se renouvelle. Le premier des livres que nous avons publiés a pour titre : Ces Ecritures qui nous questionnent, la Bible et le Coran, il nous fallait, en effet, commencer par travailler sur nos sources. Le second est plus engagé : Foi et Justice, un défi pour le christianisme et pour l’islam, le troisième porte sur un sujet actuellement sensible pour les musulmans : Pluralisme et laïcité, chrétiens et musulmans proposent, le dernier sorti traite du: Péché et responsabilité éthique dans le monde contemporain. Le suivant aborde le thème chrétien et musulmans en dialogue : des identités en devenir. Ces divers travaux, certes un peu spécialisés, nous ont montré que nous pouvions travailler ensemble, bénéficier de l’expérience les uns des autres, nous stimuler dans notre recherche, approfondir, chacun, notre propre tradition, pour répondre mieux aux questions de l’autre… C’est, à ma connaissance, le premier travail scientifique, dans le champ religieux, qui ait été réalisé, ensemble, par des chrétiens et des musulmans.

Vous dites en avoir dégagé quelques convictions personnelles. Lesquelles ?

En premier je dirais la nécessité de créer des ‘lieux’ de rencontre entre adeptes de différentes religions. Tant que nous restons, les uns et les autres, limités à nos petits univers, l’autre apparaît toujours comme une menace : la peur, la méfiance nous paralysent. Alors l’agressivité se développe insensiblement, et, à la moindre occasion, des réactions violentes peuvent surgir. Il est donc nécessaire de créer des lieux de rencontre, des lieux communs, des lieux où l’on apprend à s’accueillir les uns les autres. Ces lieux peuvent prendre des formes diverses : art, culture, sport, association humanitaire… L’important est de se retrouver, pour vivre et faire quelque chose ensemble, dans un climat de liberté, de respect, d’amitié. Là, s’il y a un véritable vivre ensemble – dépassant de simples relations cordiales, avec du temps et de la patience, l’ignorance et la peur se dissipent progressivement. C’est une première étape, d’apprivoisement mutuel. Elle me semble indispensable.

D’où votre travail au Complexe culturel de Beni Mellal ! ?

Libéré de la direction de La Source, j’ai choisi de répondre à la demande d’un ami marocain, Omar Akalay, avec qui j’avais déjà eu l’occasion de travailler. Banquier, il avait lancé une maison d’édition, Wallada, pour participer au développement intellectuel de son pays. Un historien, universitaire, juif marocain, Germain Ayache, dirigeait la collection de sciences humaines. Lorsque ce dernier a été emporté par la maladie, Omar Akalay, m’a demandé de prendre la direction de cette collection, avec pleine liberté de choisir les livres à publier. Quand un musulman demande à un chrétien, étranger de surcroît, de succéder à un juif pour diriger une collection de sciences humaines, cela manifeste un vrai climat de confiance et de liberté !

Pourquoi avoir choisi la ville de Beni Mellal pour l’implantation de cette bibliothèque et de ce musée ?

Beni Mellal était, il y a quelques dizaines d’années, un bourg rural. Elle est devenue une ville de plus de 150.000 habitants, une ville universitaire, et le centre dynamique de la région Tadla-Azilal. Or, il se trouvait que l’Eglise pouvait disposer à Beni Mellal d’un terrain lui appartenant, et qu’elle avait déjà une certaine tradition culturelle en cette ville. En effet, le Père Jean Delacommune, curé de Beni Mellal de 1973 à 1992 disposait d’une très riche bibliothèque personnelle et prêtait, volontiers des livres à ceux qui venaient lui en demander.

Lorsque, après sa mort, les Sœurs Franciscaines sont arrivées, elles ont, tout naturellement, poursuivi cette activité et développé une bibliothèque aujourd’hui fréquentée par de nombreux lycéens et étudiants.

Monsieur Omar Akalay et son épouse Suzanne, aujourd’hui décédée, ont pendant trente ans constitué une importante bibliothèque et acquis des tableaux et des bijoux avec l’idée d’en faire don à un organisme au service du public.

La bibliothèque étant réalisée et inaugurée le 16 juillet 2005, nous envisageons, maintenant, l’aménagement de l’espace de l’ancienne église pour ouvrir le musée qui comprendra :

– Environ 150 tableaux de peintres marocains, dont certains, ont plus de cinquante ans. La valeur marchande n’a pas été prise en compte lors de l’achat des tableaux. Les thèmes sociaux ont été privilégiés : les petits métiers et les scènes de la vie quotidienne. Certains de ces tableaux ont pris une grande valeur.

– Des bijoux en argent, d’origine rurale, dont beaucoup viennent de la région Tadla-Azilal.

– Des manuscrits du Coran d’origine turque, allant du XVII° au XIX° siècle.

– Des miniatures persanes…

Nous espérons que ce complexe sera au service du développement culturel de la région et qu’il pourra être aussi l’occasion et lieu de dialogue et d’ouverture.

Le Père Jacques Levrat est né, à Lyon, en 1934. Ordonné prêtre en 1960, il se met quelques années au service de l’Eglise de Lyon, et, en 1967, il est envoyé au service des chrétiens travaillant en coopération au Maroc. Il devient, en 1973, vicaire général de Monseigneur Jean Chabbert, Archevêque de Rabat. Il sera également vicaire général de Monseigneur Hubert Michon de 1995 à 2000.

En 1980, il est nommé Directeur de la Source, centre de recherche et de documentation qui depuis des années avait pratiquement cessé toute activité.

Le Père Jacques Levrat est l’auteur de différents ouvrages :

* Une Expérience de dialogue, les Centres d’étude chrétiens en monde musulman, Altenberge, Christlich-Islamisches Schrifttum, 1987.

* Du Dialogue, Casablanca, Horizons méditerranéens, 1993. (revu et réédité sous le titre : Dynamique de la rencontre, une approche anthropologique du dialogue, en 1999 chez L’Harmattan).

* Approches, Témara, Al Asas, 1999.

* La force du dialogue, Rabat, Marsam, 2003.

source:lematin

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