Le pillage de sable détruit les plages de Safi

La nuit, les voleurs sévissent avec plus de tranquillité encore. Le long de la route, pelles à la main, plusieurs dizaines de jeunes marchent en direction des carrières. Explication d’un témoin : «Ce sont les pelleteurs qui chargent les camions. Ils exécutent la tâche en cinq minutes maximum et sont payés cinq dirhams pour chaque chargement». Le même témoin raconte : «Les voleurs sont très bien organisés. Des conducteurs de vélomoteurs que nous rencontrons de temps à autre sur la route sont également aux aguets».

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Acte 1

17 h, mardi 10 octobre devant la wilaya de Safi. Nous sommes à une heure avant le f’tour. Le chauffeur de la Nissan pick-up, un fonctionnaire de la Direction régionale de l’équipement de Doukkala-Abda de Safi, fait ronronner le moteur de son véhicule. Les trois membres de la commission de contrôle qui nous accompagnent ont jugé que c’est un bon timing car il fallait bien surprendre les pilleurs la pelle à la main.

L’opération était préparée dès 13 h, mais aucune information sur l’heure ou l’endroit ne devait filtrer. Seules quatre personnes sont au courant de cette descente, à savoir les deux membres de la commission, les chefs de la Division des affaires rurales de la wilaya et de la Direction des affaires générales à la direction de l’Equipement.

Un seul mot d’ordre, l’opération doit demeurer secrète, sinon elle sera compromise dès le départ. Même le chauffeur du véhicule n’a été informé qu’à la dernière minute. «Les voleurs ont des mouchards parmi le personnel des différentes directions et des informateurs qui veillent tout au long de la route. C’est pour cela que tant de précautions sont de rigueur», a expliqué le chef de la Division des affaires rurales de la wilaya.

Cependant, et dès notre départ, les éléments de la commission ne semblent pas être convaincus de l’aspect «top secret» de cette descente. Ils croient dur comme fer que la mèche est sûrement vendue et que, comme d’habitude, la sortie n’est en fait qu’un secret de polichinelle.

Après un bref passage par une laiterie pour s’approvisionner de quelques jus nécessaires à la rupture du jeûne, le «commando» s’ engage sur la route côtière en direction des plages situées dans la partie nord de la ville. C’est dans cette zone du littoral que le pillage de sable bat son plein et que les dégâts sont les plus importants. Normalement, aucune extraction n’est autorisée dans cette partie de la province mais les carrières clandestines y poussent comme des champignons ces derniers temps. Et pour cause, les opérations de contrôle sont de moins en moins intenses et le trafic de sable a regagné en ampleur.

La dernière descente date du mois de juin, affirme un membre de la commission. A la wilaya, on nous avance que deux opérations sont organisées chaque mois. Une fréquence qui reste tout de même très insignifiante, vu la dimension du phénomène et l’étendue du littoral qui comprend quelque 120 km. Selon plusieurs témoins, de nombreux camions chargés de sable marin volé circulent librement sur cette route et sur les petites pistes rurales au vu et au su de tout le monde, à tous moments de la journée. La nuit, les voleurs sévissent avec plus de tranquillité encore.

Le long de la route, pelles à la main, plusieurs dizaines de jeunes marchent en direction des carrières. «Ce sont les pelleteurs qui chargent les camions.

Ils exécutent la tâche en cinq minutes maximum et sont payés cinq dirhams pour chaque chargement», explique l’un de nos compagnons. Les téléphones portables s’activent dès que le pick-up passe par une petite bourgade. «Ce sont des informateurs qui scrutent l’horizon à la recherche du moindre véhicule suspect pour donner l’alerte aux voleurs», lance un membre de la commission. «Les voleurs sont très bien organisés. Des conducteurs devélomoteurs que nous rencontrons de temps à autre sur la route sont également aux aguets», ajoute-t-il. Malgré la présence de ces guetteurs, nous restons optimistes.

A quelques minutes du f’tour, le véhicule quitte la route et emprunte une petite piste qui descend vers la plage Bouksksous dans la commune rurale de Eyer. «Il faut faire vite si on veut les surprendre, sinon les voleurs vont prendre la poudre d’escampette», expliquent les contrôleurs. Mais les portables sont déja activés.

Il a fallu toute la maîtrise et tout le savoir-faire du chauffeur pour descendre la piste étroite et dangereuse qui sépare la route de la plage. Des traces fraîches de camions transportant du sable sont encore apparentes sur cette piste. Au pied de la falaise, à quelques mètres de l’eau, un gigantesque cratère défigure cette petite plage sauvage. Mais pas de voleurs, à la grande déception des contrôleurs. Les pilleurs avaient apparemment déjà quitté les lieux. Seuls les pelleteurs sont restés sur place. Selon l’un d’eux, les voleurs étaient au courant de cette opération. «Ils étaient informés dès votre sortie de la wilaya et ils ont pris les précautions nécessaires», ont confirmé plusieurs pelleteurs qui nous ont invité à partager cordialement leur repas du f’tour.

Acte 2

Après un petit break pour la rupture du jeûne, le pick-up poursuit les recherches, à travers les pistes sinueuses dignes d’un rallye. La nuit est tombée mais il n’est pas question d’allumer les feux du véhicule. La moindre petite lueur peut être détectée à des centaines de mètres à la ronde. Le chauffeur fait encore une fois preuve d’une grande habileté. Mais après une heure et demie à sillonner des pistes de plus en plus dangereuses et dans une obscurité totale, la chasse s’est avérée vaine.

Selon les membres de la commission, les voleurs bénéficient de la complicité de la population. Nombreux sont les habitants qui travaillent comme pelleteurs. D’autres, munis de vélomoteurs et de téléphones portables sont embauchés comme informateurs. «Ils signalent aux voleurs le moindre déplacement de notre véhicule. Difficile de coincer un coupable», expliquent les membres de la commission. Selon eux, les pillards trouvent des stratagèmes de plus en plus développés pour déjouer la surveillance.

Ils changent les plaques minéralogiques du véhicule pour échapper aux contrôles. En cas de poursuite, les chauffeurs, qui connaissent bien les lieux, éteignent les feux et s’engagent sur les pistes. Les camions sont équipés de phares puissants à l’arrière pour aveugler les traqueurs. Quand l’étau se resserre, ils déversent leurs cargaisons derrière eux pour freiner leurs poursuivants et alléger le camion. Parfois, ils n’hésitent pas à utiliser la force contre ceux qui les traquent.

Lors de nos recherches, des insultes fusent de toutes parts. Parfois, quand le véhicule montre des signes de faiblesse à franchir une pente difficile, de grands éclats de rires éclatent dans le noir.

Arrivés à la plage Sidi Radi vers 20 h, un spectacle désolant nous attend. De larges cratères émaillent le site et des tonnes de sable sont prêtes à être chargées. «Les voleurs rassemblent le sable à marée basse. Le camion est ainsi rapidement chargé», explique l’un des contrôleurs.

Décidément, là où on se déplace, les voleurs ont une longueur d’avance sur nous. Un changement de décor est nécessaire.

Acte 3

Notre prochaine destination est la partie sud de la ville, à une trentaine de kilomètres, où plusieurs carrières sont autorisées. Sur notre route, les semi-remorques font des allers-retours incessants. Les traces de pneus poussiéreux sur la route, signe de la présence des voleurs, sont évidentes. Là encore, plusieurs dizaines de pelleteurs s’acheminent le plus tranquillement du monde vers leurs lieux de «besogne». Bien sûr, les informateurs avec leurs téléphones portables et leurs vélomoteurs font déjà les sentinelles .

Dès qu’ils aperçoivent notre véhicule, ils mettent leurs mains à leurs poches pour sortir leur GSM et donnent l’alerte. Ils n’essayent même pas de faire cela discrètement. Apparemment, l’information de notre présence avait bien circulé. Nous avons plié bagages vers 22h30. Sur notre route du retour, il y avait comme une lueur de triomphe dans le regard des pelleteurs et des indics. Leurs sourires narquois semblent dire que «votre travail n’est que de la poudre aux yeux».

Epilogue

Mercredi 11 octobre à l’heure du f’tour, plage de Rmiliya, relevant de la commune rurale d’Ouled Selmane dans la partie sud de Safi (à environ cinq kilomètres au nord de Souiria Kdima). Pour désorienter les guetteurs, nous sommes partis seuls et nous avons utilisé notre propre véhicule. Profitant de la rareté des passants à ce moment de la journée, trois camions étaient sur la plage. D’autres véhicules arrivent sur les lieux. Les pelleteurs exécutent leurs tâches avec grande vitesse pour passer aux camions

suivants.

La grande confiance du camionneur que nous avons contacté trois heures auparavant a été apparemment bien fondée. En effet, dans l’après-midi, nous nous sommes présentés en tant que clients au parking des camions de sable, situé à côté du rond-point du quartier des Courses. Plusieurs voleurs sont venus nous proposer leurs services sans se soucier de notre identité. Ils nous ont tous promis que la marchandise serait livrée après le f’tour. Nous étions sidérés par la sérénité avec laquelle ils procèdent. Ils semblent avoir depuis longtemps cesser de se soucier des conséquences, encore moins des contrôles.

Selon plusieurs témoignages de pelleteurs, de voleurs eux-mêmes, d’éléments de la gendarmerie et de la police, les trafiquants «achètent la route». Un jargon du métier qui signifie qu’ils soudoient les différents corps du contrôle. «Les camions des voleurs circulent-ils dans les airs? Disparaissent-ils, comme par enchantement, quand ils passent devant les barrages de contrôle?», ironise un habitant.

Des critiques que des responsables à la wilaya et à la direction de l’Equipement laissent apparaître dans leurs discours. Sauf que pour eux, ce n’est jamais leur service qui est mis en cause, chacun renvoyant la balle dans l’autre camp.

Lutte timide, à la limite de la complicité

Les opérations musclées de lutte contre l’extraction illicite de sable dans la région de Safi en 2004 avait donné de bons résultats. Selon plusieurs témoignages, l’ampleur du phénomène avait sensiblement diminué. Plusieurs réunions présidées par le wali ont été tenues afin de mettre fin au fléau. Des comités locaux ont ainsi été créés pour le renforcement du contrôle.

En 2005, les opérations ont permis l’identification ou l’arrestation de plus de 15 coupables et le recouvrement de quelque 92.206 DH de pénalités pour dommages causés au domaine public maritime, contre 30 coupables et le recouvrement de plus de 250.000 DH de pénalités en 2004. Les propriétaires des dépôts qui ne peuvent pas justifier l’origine de leur marchandise par des bons d’entrée sont eux aussi sanctionnés. Nombre d’entre eux ont écopé de plusieurs mois de prison ferme et de plusieurs milliers de dirhams d’amende.

De son côté, le département de l’Equipement a déboursé 400.000 DH pour la mise en place de 116 bornes en béton à l’entrée des poches sablières et 320 mètres de murs que les voleurs, soutenus par les habitants des douars, ont détruit par la suite. Ces derniers avaient également aménagé des passages pour que les camions puissent accéder à la plage. La construction de 420 mètres de murs et quelque 100 bornes est prévue.

Et pourtant, le vol fait toujours rage… Plusieurs déplorent le manque de moyens, la commission de contrôle ne disposant que d’un seul véhicule pour les 120 km de côtes. La gendarmerie, quant à elle, compte seulement 16 éléments pour toute la Province et les éléments de la commission de contrôle exécutent cette fonction en plus de leurs tâches habituelles dans leurs directions respectives.

D’autres mettent cet échec sur le compte du large périmètre à couvrir avec des côtes escarpées et difficiles d’accès. Les plus radicaux pointent du doigt le laxisme et le laisser-aller des autorités. Décidément, c’est d’une vraie volonté pour éradiquer cette gangrène qu’il s’agit.

Les autorités n’ont pas le droit de s’avouer vaincues par une petite mafia de voleurs qui, les mains libres, peuvent affiner tranquillement leurs techniques et leur organisation et deviennent aussi de plus en plus agressifs. Les contrôles ne doivent pas être passagers et doivent durer dans le temps. Un organe institutionnel national, dédié uniquement à ce rôle, doit être constitué si l’on veut venir à bout de ce phénomène, estiment des responsables de la province.

Et pour quelques dirhams de plus…

Malgré son prix élevé (1.000 DH le camion de 4 m3 contre 500 DH le camion pour le sable des dunes), le sable marin est très apprécié par les habitants de la région car sa granulométrie élevée est bonne pour la fabrication du béton armé et les revêtements du sol comme la faïence et la mosaïque. A en croire un promoteur immobilier à Safi, après un certains temps, les murs traités avec le sable des dunes présentent des fissures.

La préparation du sable des dunes demande plus de ciment que celle du sable marin, ce qui augmente les frais de construction, ajoute le promoteur. «Faux», répond Mohamed Omari, chef de la Division des affaires générales à la direction régionale de l’Equipement. Pour lui, ce n’est qu’une affaire de mentalité et de spécificité socioculturelle. Des rapports établis par le Laboratoire public d’essais et d’études (LPEE) sur les deux sortes de sables attestent que la différence n’est pas énorme. L’équivalent de sable (ES), paramètre permettant de mesurer la propreté du sable, montre une valeur supérieure à 88% pour le sable d’origine marine, contre une valeur de 85% pour celui extrait des dunes. La valeur tolérée doit être supérieure à 80%.

Une manne providentielle

Quelque 39 carrières de sable établies sur des terrains privés sont autorisées au sud de Safi. Elles sont situées sur le territoire de la commune rurale de Lamaâchate à une quarantaine de kilomètres de la ville. Ces sablières produisent un volume total déclaré de 600.000 m3 par an et emploient quelque 400 personnes, selon la direction régionale de l’Equipement de Safi. Les besoins de la Province de Safi s’élèvent à seulement 180.000 m3.

Le reste est écoulé sur les marchés d’autres villes notamment à Casablanca, El Jadida et Marrakech.

Les carrières autorisées qui fonctionnent à tour de rôle, sont tenues de payer une taxe d’exploitation de 3 DH le m3 à la commune. Les recettes de cette dernière ont fortement augmenté depuis l’intensification de l’exploitation suite à l’épuisement des carrières de la région d’El Jadida et l’arrêt de la commercialisation du sable provenant du dragage dans le port de Safi.

Le prix du terrain a flambé d’une manière pharamineuse. Selon la direction de l’Equipement, une centaine de semi-remorques transportent quotidiennement la marchandise. Pour avoir une idée sur la recette mensuelle de la commune, nous avons procédé à un petit calcul : si on sait que la capacité d’une semi-remorque s’élève à 20m3, le volume global extrait quotidiennement est d’environ 2.000 m3. La recette quotidienne se chiffre donc à 6.000 DH et la recette mensuelle s’élève alors à 180.000 DH.

Seule une commission provinciale présidée par le wali est habilitée à délivrer les permis d’exploitations, selon un cahier des charges strict. Elle est composée des membres de la direction de l’Equipement, des Eaux et Forêts, de l’Agriculture, du service régional des Mines et de l’Environnement. Aucune autorisation par contre n’est délivrée au nord de Safi (vers la route de Oualidia).

Mohamed Akisra

LE MATIN

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