«La force de la raison et la raison de la force»

Dans un récent article paru sur les pages d’«El Pais», Soledad Gallego-Diaz oppose les différences de conception de mémoire entre Elie Wiesel – dont je n’oublierai jamais la hautaine et dédaigneuse visite éclair aux assiégés de Sarajevo – et Walter Benjamin, fondées l’une, sur sa préservation en tant que capital précieux et aussi personnellement rentable, et l’autre, sur sa perception comme source d’expérience valable pour le présent et l’avenir.

Cette dichotomie fut clairement définie par Todorov dans son ouvrage «Les abus de la mémoire» en quelques lignes qui méritent d’être citées : «L’usage littéral de la transformation de l’événement ancien en une entité aux limites infranchissables aboutit en fin de compte à soumettre le présent au passé.

L’usage exemplaire permet d’utiliser le passé par rapport au présent, de profiter des leçons des injustices subies hier pour combattre celles qui se produisent aujourd’hui, d’abandonner son propre camp pour aller vers celui de l’autre.»

Tous les nationalismes identitaires d’essence religieuse s’autodéfinissent par l’usage littéral et exclusif de leur mémoire, en faisant abstraction de la complexité et des contradictions du monde réel. Il y a le nôtre et il y a l’étranger, le juste (pour nous) et le non valable en termes éthiques (le leur). Et pourtant, il ne peut y avoir une paix pragmatique et durable sans passer par une reconnaissance, de la part des pays ou des peuples qui s’affrontent, des erreurs et des brutalités de leur passé.

La sinistre rhétorique de certains gouvernants arabes et musulmans sur «l’éradication du cancer sioniste» est, elle aussi, responsable des souffrances sans fin qu’Israël fait subir à la population palestinienne. Les manipulations de la mémoire pour raison politique et religieuse relèvent à l’évidence d’une stratégie d’expansion et de domination voilée derrière les injustices du passé.

Comme le souligne clairement Soledad Gallego-Diaz en délimitant les champs de la mémoire et du politique : «Aujourd’hui, pour les habitants d’Israël, à quoi peut bien servir la mémoire, si ce n’est pour savoir ce que signifie l’humiliation d’un être humain, la cruauté avec laquelle certains hommes traitent d’autres hommes quand ils croient détenir le droit, la vérité et la force, en ignorant que rien, absolument rien, ne justifie la déshumanisation de l’adversaire ?» Le respect des lois et des conventions internationales établies dans la charte fondatrice des Nations unies concerne tous les Etats membres.

On ne peut pas exiger avec crédibilité l’application d’une des résolutions, comme celle ordonnant la cessation des actions militaires du Hezbollah contre Israël à partir du territoire libanais, quand l’autre partie jette dédaigneusement dans la corbeille à papier des douzaines de résolutions concernant l’évacuation des territoires illégalement occupés depuis 1967 et leur colonisation implacable, colonisation qui emprisonne les Palestiniens dans des ghettos infâmes et sans aucune viabilité politique et économique.

La politique de deux poids deux mesures, appliquée à Israël et aux Palestiniens par les locataires successifs de la Maison-Blanche et portée à son paroxysme par Bush et ses conseillers, aggrave le sentiment d’injustice qu’éprouvent les Palestiniens et développe les ravages de l’islamisme radical qui se propage tous les jours dans la région et en dehors d’elle, mettant nos vies en danger.

Après le désastre absolu en Irak et la perspective d’une bombe nucléaire en Iran en réplique à celle d’Israël, il est impératif, avec une urgence extrême, d’opposer la force de la raison à la raison de la force. La politique de cent yeux pour un œil et cent dents pour une dent ne débouche pas et ne peut pas déboucher sur une perspective de paix, même à long terme. Même si certains la jugent utopique et «tiers-mondiste», une Alliance de Valeurs – je préfère ce terme à celui de civilisations –, comme celle que propose Rodriguez Zapatero, me paraît plus urgente que jamais.

La confusion tant répandue dans les médias de communication occidentaux entre musulman, islamiste et terroriste est notre pire ennemi, et favorise les desseins d’Al-Qaïda et son délire sur un Califat mondial, étendu de l’Irak à Al Andalous. La résistance légitime à une occupation militaire défiant toutes les résolutions des Nations unies est une chose, le recours à des actes terroristes contre des dizaines, des centaines ou des milliers de citoyens innocents en est une autre, très différente, que ce soit à New York, Tel-Aviv, Madrid ou Bagdad.

Mais l’impitoyable politique punitive de l’armée israélienne à Gaza et au Liban n’a aucune commune mesure avec les faits concrets qui la provoquent. Si l’Autorité nationale palestinienne et le gouvernement démocratique du Liban, dont Israël exige une main de fer pour arrêter les tirs artisanaux du Hamas et ceux plus perfectionnés du Hezbollah, en même temps qu’il réduit systématiquement en champs de ruines toutes leurs structures basiques de fonctionnement, y compris les ministères, sont «insignifiants», comme sont aussi insignifiants les «dommages collatéraux» qui rasent des quartiers entiers et affectent la vie de millions d’êtres humains, il est permis de se demander : Est-ce insignifiant quand des personnes, des structures sociales, des écosystèmes, etc. ne sont pas conformes aux plans fixés par les artifices d’une stratégie qui fait d’Israël, suivant la vision de Bush et de ses conseillers, l’avant-garde – et l’otage – d’une guerre sans limite de temps contre une idéologie immuable et de prolifération spontanée ?

Le nouveau «remodelage démocratique» d’une zone hautement explosive et déjà largement en flammes, dont rêvent toujours les idéologues de la Maison-Blanche pour en finir avec les résistants du Hamas et du Hezbollah, suscite l’effroi. On n’éteint pas un feu avec plus de feu : on le ranime, au contraire. Rendre la parole à la raison ne signifie pas capituler devant l’ennemi, comme le soutiennent ceux qui se trompent de lieu et d’époque et confondent la souffrance et le désarroi généralisés des peuples de la région avec la barbarie nazie ou stalinienne. Contrairement à ce qui est réclamé dans la presse populaire israélienne – le quotidien «Maariv» cité par «Le Monde»–, un peu plus de sensibilité humaine et un peu moins de détermination tranchante et délibérément autistique, serait bénéfique pour tous.

Israël a pleinement le droit d’exister en sécurité à l’intérieur de frontières internationalement reconnues, et ceci doit être proclamé haut et fort devant tous ceux qui taxent de manifestation d’antisémitisme toute critique de l’option militaire et expansionniste à laquelle recourt régulièrement l’Etat juif.

Refuser les bunkers identitaires qui mènent du champ politique au champ religieux, du rationnel au théologique, et contaminent aussi bien la politique unilatéraliste de Tel-Aviv que celle des Etats et mouvements islamistes qui dénient son droit à l’existence, c’est placer la logique de l’égalité fondamentale des êtres humains au-dessus de toute différence religieuse et ethnique.

Revenir à la table d’une solution négociée, dans laquelle Israéliens et Palestiniens devront se contenter d’un peu moins que le rêve qui efface l’existence effective de l’adversaire, sera une entreprise ardue et prendra du temps, mais nous ne devons pas désespérer. Ceux qui ont tout perdu depuis la Nakba (catastrophe) de 1948 ont droit à une indemnisation matérielle et morale en échange du renoncement au retour à leur foyer, qui supposerait la fin d’Israël, et que celui-ci à l’évidence n’acceptera jamais.

Réciproquement, l’Etat juif devra accepter, mieux vaut tôt que tard, un retour aux frontières de 1967 et l’abandon des implantations de Cisjordanie et de Jérusalem Est. La stratégie de survie d’Israël ne peut se baser sur le seul usage constant et féroce de la force, mais doit inclure une part de générosité compensatoire de l’injustice originelle infligée aux Palestiniens.

Comme le résume avec lucidité Jean Daniel, auteur d’ouvrages indispensables comme «Dieu est-il fanatique ?» et «La Prison juive», le fait d’avoir subi des persécutions centenaires et l’ineffaçable abomination de l’Holocauste ne confère à personne le droit de se conduire d’une manière différente de celle des autres.

* Juan Goytisolo est écrivain. Traduit de l’espagnol (castillan) par May Balafrej

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