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Serge Le PÉron, réalisateur de J’ai vu tuer Ben Barka

La Gazette du Maroc : pourquoi un film sur Mehdi Ben Barka et pourquoi maintenant ?
Serge Le Péron : c’est un petit peu le fruit du hasard. Il y a trois ou quatre ans de cela, je parlais à une amie cinéphile qui s’appelle Frédérique Moreau qui me disait qu’elle se souvient d’un repas qu’elle avait fait avec Georges Franju. Celui-ci lui disait qu’il avait arrêté l’alcool. Il lui avait dit (c’était une histoire de coq au vin) je ne prends jamais ça, parce que j’ai eu une histoire dans ma vie à la suite de laquelle j’ai re-sombré dans l’alcoolisme. Oui, j’ai été responsable, dit-il de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka. Quand mon amie m’a raconté l’histoire, j’ai relu les journaux de l’époque, et là j’ai réalisé que Ben Barka avait rendez-vous chez Lipp avec Franju pour un film sur la décolonisation dont Marguerite Duras avait écrit le scénario.
Dans un sens, au fond c’est à cause du cinéma que Ben Barka est tombé. Il était très prudent, très vigilant et là, tout d’un coup, un projet de film, avec un cinéaste français qui était engagé, surtout une romancière française très engagée elle aussi dans les guerres d’Algérie, c’était comme si ses résistances psychologiques avaient cédé à cause du cinéma.
Du coup j’ai repensé au commandant Massoud qui s’était fait avoir à cause d’une caméra. Voilà, c’était cela le point de départ. Alors j’en ai parlé avec Saïd Smihi (co-réalisateur et co-scénariste).

Comment avez-vous pensé aborder cette affaire ?
On a pensé non pas le faire du point de vue d’une machination gigantesque, mais de voir comment cela s’était-il déroulé concrètement. C’est-à-dire comment à un moment donné un type avait dit oui à un autre dans un système d’enchaînements. Car ce qui est très curieux avec l’affaire Ben Barka c’est que si l’on tire un fil, on a toute une époque qui revient. À la fois on a toute la France des années 60 et le monde d’alors. Le gaullisme, la figure de De Gaulle, la statue du commandeur qui impose sa loi à tout le monde, l’opposition réduite au silence quasiment et qui n’a pas le moyen de s’exprimer, la télévision qui ne donne pas la parole à d’autres que ceux du gouvernement… alors que culturellement il y a des choses formidables qui se passent. Il y a la nouvelle vague, les Beatles. Il y a plein de choses comme cela qui bougent dans la société alors que politiquement, c’est très figé. Voilà le premier souvenir que j’avais de cette époque. Et là l’affaire Ben Barka vient comme une espèce de révélateur de l’époque dans laquelle on vivait.
Beaucoup d’espoir dont Ben Barka était le symbole. Sans doute sa mort signifie-t-elle la mort de cet espoir. C’est un mélange de beaucoup de raisons à la fois personnelle et politique qui ont fait qu’à un moment donné on s’est dit que cette histoire, qui est restée une énigme, est à la fois un sujet cinématographique et un sujet politique.

Ben Barka est devenu au fil du temps une histoire collective marocaine. J’ai vu tuer Ben Barka pourrait dans une certaine mesure répondre aux attentes du peuple marocain sinon politiquement du moins sur le plan de la cinématographie ?
C’est un film fait avec un co-réalisateur marocain. Ce qui nous frappe dans cette histoire, c’est que c’est un sujet universel. Ce n’est pas un sujet uniquement marocain, pas non plus uniquement français ni uniquement franco-marocain. D’un point de vue dramaturgique, c’est un personnage qui raconte toute l’histoire d’une époque, qui nous dit : “voilà ce qu’étaient les années 60”. Un vieux monde qui s’écroule autour du colonialisme. Un nouveau qui est en train d’apparaître avec tous les espoirs que cela suscite. Et l’on sait que depuis, ces espoirs n’ont été malheureusement pas remplis par aucun système. Il n’y a pas eu de solutions miracles de nulle part. Mais à l’époque, on pouvait le penser et cette croyance crée de l’énergie. Ce sont là des personnages qui à un moment donné incarnent des sentiments universels comme c’est le cas pour des hommes comme Che Guevarra et Salvador Allende. Quand on regarde de près cet homme, on se rend compte que ce n’était pas un agitateur ni un révolutionnaire au sens du Che, il l’était dans le sens où il voulait changer le monde mais certainement pas allumer des foyers aux quatre coins de la planète. C’était un homme d’Etat qui avait une vision planétaire du monde, une vision équilibrée qui voulait que les répartitions des pouvoirs et des richesses soient revues.

Quel sera l’avenir du tiers-monde en l’absence de tels grands symboles ?
J’ai vécu cette génération qui pensait que l’histoire venait de là. C’est-à-dire cette zone des tempêtes, les damnés de la terre et toute cette mythologie autour. Cela ne s’est pas passé comme on l’attendait. Et comme le prolétariat non plus n’a pas transformé le monde, maintenant, il faut être un peu plus réaliste et se dire que malgré tout les gens qui souffrent le plus sont ceux à même de poser les réels problèmes. Comme aujourd’hui encore, malheureusement, c’est dans le tiers-monde que l’on a encore des problèmes économiques, des problèmes de misère plus qu’en Occident, dans le second-monde ou le premier.
On peut toujours se dire qu’il va bien falloir que le monde trouve les solutions. On ne les connaît pas encore, on ne sait pas où on va, mais aujourd’hui le tiers-monde n’est plus porteur de cet espoir comme autrefois, on disait que la solution vient de là. Il y a de nouvelles intelligences politiques qui sont mises en place, mais il y a aussi l’intégrisme qui ravage tout. Je ne suis pas totalement pessimiste, mais il faut non pas trouver des solutions miracles, mais des voies qui permettent à tous de sortir des menaces qui sont là.

Qu’est-ce qui aurait changé si Ben Barka était resté en vie ?
Je suis sûr que le monde serait différent s’il était resté en vie? Comme c’était le cas pour Allende en Amérique Latine ou Lumumba en Afrique. J’ai adoré Che Guevarra dans ma jeunesse, mais c’était une figure passagère. Eux, c’étaient des mythes avec une vision équilibrée du monde. Ils étaient prêts à se battre pour changer le monde, mais avec de grands projets. Nous sommes loin du catastrophisme à la Mao, si vous voyez ce que je veux dire.
Ce qui est bouleversant dans le personnage de Ben Barka, c’est qu’au fond, c’est quelqu’un qui est mort parce qu’il était une véritable alternative. D’autres ont survécu, les terrorismes sont apparus, ont pris des formes nouvelles, des intégrismes de tous poils se sont formés à la place de gens comme lui.

D’ailleurs le mystère de cet enlèvement devant chez Lipp participe de cette solitude.
Il persiste toujours ce mystère de l’enlèvement devant chez Lipp justement. Il n’a pas été enlevé de force, il a accepté de suivre les policiers français. Qu’est-ce qu’il y avait dans sa tête? À quel autre rendez-vous pensait-il aller ? Quelles étaient les choses que personne n’a pu savoir ou connaître et qui, peut-être, auront été dites à cette époque?

ABDELHAK NAJIB
07 Novembre 2005

Source : Lagazettedumaroc

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